Portrait Memento de Clara

{ Portrait de Clara }

Portrait réalisé avec la Compagnie Lu², à l'occasion de l'événement "L'art au coin de la rue", à la Meinau à Strasbourg en juillet 2020.

#projetmemento #lartaucoindelarue #memoiredeconfinement

{ Respiration }

POURQUOI AI-JE CHOISI LE MOT "Respiration " ?

Je suis née sous Vigipirate, je n’ai jamais connu les espaces publics comme lieux des communs, et pourtant j’en rêve. Dans les lignes de Silvia Frederici qui conte ce qu’étaient les communs agricoles du bas moyen-âge, dans la verbe de Jacques Livchine qui en hurlant plus fort que la meute rappelle encore et toujours la primauté de l’espace public aux publics, dans les souvenirs de mes proches, ancien·nes mais aussi professionnel·les de la culture. Je suis née sous Vigipirate, et j’étais adulte (ou presque) durant l’attentat à Toulouse, Charlie Hebdo, et les attentats qui ont suivi. Je suis née sous Vigipirate et j’ai vu les espaces se fermer, les barrières hersa monter plus haut que le ciel, les sacs s’ouvrirent devant des vigiles qui ne pourront rien faire à part acheter la paix sociale en contrôlant tout le monde. Je suis née sous Vigipirate, et ce monde masqué me file la gerbe, le cafard, l’envie de m’enfouir sous la couette, de ne plus sortir de chez moi et d’abandonner toute velléité collective. s Je saisi bien l’ampleur des dégâts sanitaires, je ne minimise pas l’importance d’éviter que nos ancien·nes se fassent refouler des hostos faute de place en réanimation. Je saisis bien qu’un pays à l’arrêt et confiné est un pays mort, que pour rendre le risque acceptable nous devons tous et toutes faire des concessions. Pourtant depuis la sortie du confinement, mon paysage intérieur se délite, s’étiole, s’amenuise. Les grands rassemblements ont été remplacés par des parcs d’attraction masqué et clôturé où il faut se faire pointer un pistolet sur le front pour rentrer. Je me demande, il se passe quoi si j’ai plus de 37° ? Une brigade sort d’un fourgon comme dans un mauvais film d’espionnage pour m’amener dans un camp à l’abri des regards cuver ma quarantaine ?

QUELLE EST MA VISION DE LA CRISE ACTUELLE ?

Les espaces publics ont été remplacés par des lieux de passage, aux arrêts interdits, où les visages méconnaissables sous leurs masques ne lèvent plus les yeux – trop pressés, moi la première, d’arriver au point B pour retirer ce bout de papier, de plastique ou de tissu et enfin respirer. Les villes se transforment en un endroit où il faut avoir le loisir et l’argent de s’acheter un café pour flâner, pour rêver, pour ralentir, pour vivre. Je ne comprends pas, je ne comprends plus. Les mesures Vigipirate me semblent la même logique abscons que les mesures de distanciations physiques : juguler la peur, faire le jeu du risque zéro, honorer des questions d’assurance. Leurs coûts sont énormes pourtant. Dans un monde où l’entre-soi domine, où les particularismes sont prônés avec toujours plus de force pour contrer une mondialisation galopante, que se passe-t-il, que se passera-t-il si l’agora disparaît ? Si plus aucun lieu ne peut accueillir de diversité fortuite, de rencontres hasardeuses ? Où va exister la rencontre du troisième type dans un monde où nos rues ne sont plus un lieu à saisir, où l’espace de liberté est l’espace marchand ? Jusqu’à quelle dystopie ira-t-on avant de se rendre compte que le trajet est mauvais ? Dans cette dystopie effrayante qui se dessine, les espaces de culture et de fête – autrement dit une partie du ciment social tout de même – disparaissent. Il devient plus impérieux de mettre en quarantaine, ficher les malades et organiser la crise sanitaire que de proposer des espaces de construction des communs, des imaginaires, des possibles. Je le répète, je saisis bien l’importance sanitaire, je ne minimise pas les morts et les familles endeuillées qui ont du laisser partir des proches via skype ou zoom. Mais quand les centres commerciaux sont ouverts, les trains pleins à craquer, les cafés et restaurants restent le seul lieux de sociabilité pour toute la population. Or, franchement, entre le coût du masque pour y aller, et l’obligation de payer pour s’asseoir sans celui-ci, à qui ces lieux s’adressent-ils ? Et le reste de nos villes ? Nos lieux publics (théâtre, salle de concert, musées) et nos espaces publics (rues, places, squares et jardins) comment pouvons-nous les habiter si on nous explique qu’ils sont plus dangereux que les centres commerciaux ? Quel futur cela dessine-t-il ? Je suis née sous Vigipirate, et quand j’étais ado les humains de Wall-E me terrorisaient, ces êtres étranges qui voyaient tout à travers un écran sans jamais toucher terre (au sens littéral, engoncé dans leur voiture-fauteuil automatique qu’ils étaient). Aujourd’hui plus que jamais, goût d’acier dans la bouche, sensation que c’est vers cela que nous allons, sans le voir, sans le sentir vraiment, collectivement impuissant·es et collectivement renvoyé·es depuis des années à nos responsabilités individuelles. Tu sais comment on tue un homard ? On le met dans de l’eau froide et on allume le feu en dessous, quand l’eau bout, il est trop tard, il ne s’en est pas rendu compte. À l’heure où la Californie brûle, où nous savons que le pétrole sera bientôt une denrée plus que rare, nous inventons un monde de tissu et de plastique pour nous couper encore un peu plus de la terre. Nous inventons/subissons un monde hors sol, où la peur remplace la sociabilité, où l’objectif de survie se raconte à un niveau individuel pendant que quelques un·es fabriquent des paradis fiscaux et matériels sur la marge de ce business. Je suis née sous Vigipirate, et je ne veux pas proposer à nos enfants un monde où iels écriront dans 20 ans « je suis née sous la crise sanitaire

Clara

Portrait réalisé le 19 juillet 2020

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